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Islam de Salon : exemple à suivre pour le Maroc.
S
3 mars 2005 12:00
SAlam

Lisez, c'est très interessant.

On a repoussé les meubles et casé la table de la salle à manger sur le balcon. Pâtisseries, sandwichs, thé et café s'étalent sur le buffet en noyer surplombé d'un cadre noir où brillent, dorés, les 99 noms d'Allah. Sur le tapis ouvragé, assises sur des coussins, adossées aux murs, serrées sur le canapé, une quarantaine de femmes se taisent et écoutent. Les plus jeunes ont à peine 20 ans, des voiles colorés et savamment drapés, des jeans et des chaussures à talons, qu'elles ont posées, comme tout le monde, près de l'entrée en arrivant. Les plus âgées sont septuagénaires. La majorité a la quarantaine élégante, foulards gris ou noirs, tailleurs pantalons ou galabeyas plus traditionnelles, bijoux, maquillage pour certaines. Deux petites filles sommeillent sur les genoux de leur mère.

Il est 19 heures. Dehors, les rues commerçantes du quartier de Mohandessine, antre de la nouvelle bourgeoisie cairote, vibrent de bruits et de lumière.

«Le Prophète, que la paix et les bénédictions soient sur lui, nous l'a dit. Il nous faut faire le bien, il nous faut donner. Il ne faut pas le faire pour nous, mais pour la gloire de Dieu.» Au milieu de la pièce, au coeur du cercle des femmes, une prédicatrice au visage sévèrement encadré de noir commence la «leçon». Fixant son auditoire, plus d'une heure durant, elle enchaîne anecdotes et sourates, prières et recommandations, à peine interrompue par les «oh!» et les «ah!» d'admiration ou de désapprobation lâchés par le gynécée hypnotisé par tant d'histoires édifiantes. Pêle-mêle, le port du voile, la charité, l'entretien du foyer, la nécessité d'avoir un but dans la vie, sont évoqués. «Il faut dire ses prières en y mettant du sens et en prononçant avec sentiment le moindre mot», martèle la prédicatrice, en expliquant comment insister sur certaines syllabes des prières. «Ce qui est important, ce n'est pas seulement de prier, ou de faire le bien, mais avant tout de craindre Dieu», conclut-elle. Nahla lâche un murmure d'approbation.

La réunion Tupperware de l'islam

Nahla a 45 ans et en paraît dix de moins. Mais peu le savent. Rares sont ceux qui voient sa chevelure blond vénitien, sa peau claire et son sourire vif. Depuis cinq ans, elle porte le niqab, ce voile noir intégral qui ne laisse même pas deviner le regard, caché sous une gaze sombre. Ce soir, dans ce harem improvisé, elles ne sont que deux ainsi couvertes. Mais certaines envient leur courage. «Je ne m'en sens pas capable, c'est trop difficile, il faut faire les choses petit à petit», estime Leila, la tête ceinte d'un foulard haute couture venu de l'avenue Montaigne, à Paris. Nahla sourit. Autrefois, elle était une bourgeoise égyptienne «très coquette», pouffe-t-elle d'un air coupable. Elle portait des bikinis, buvait de la bière et avait oublié jusqu'au jeûne du ramadan. Avant de retrouver, brutalement, dit-elle, «un sens à sa vie en rencontrant l'islam», en écoutant une cassette du prédicateur Omar Abdel Qafi. Nahla partage depuis sa vie entre Allah, ses enfants et son mari, au départ, peu ravi de cette subite vocation religieuse. Prière, lecture du Coran et actes de charité rythment son quotidien. Trois fois par semaine, elle prend sa voiture et quitte son appartement raffiné près des pyramides. Pour rien au monde, elle ne raterait les halaqat (cercles), comme celui d'aujourd'hui, chez son amie Salwa. D'autres appellent cela dars (leçon), maglis (assemblée), ou salon islamique. Plus trivialement, certains y voient «la réunion Tupperware de l'islam», ou la réinvention, sauce religieuse, des salons bourgeois du début XXe.

Inconnus il y a quinze ans, les halaqat se sont multipliés dans tous les quartiers aisés de la capitale égyptienne. Aujourd'hui, c'est un des phénomènes majeurs de la réislamisation galopante de la société cairote, qui prend appui principalement sur les classes riches et occidentalisées. Le principe est immuable : à jour fixe, une femme invite ses proches à écouter chez elle une conférence religieuse, autour de petits gâteaux apportés par les participantes. L'invitation est conviviale, très éloignée des formalités guindées d'ordinaire observées dans les milieux bourgeois égyptiens. On y amène d'autres amies, puis on discute enfants, problèmes conjugaux, soucis quotidiens, le tout saupoudré de religion.

Le premier halaqa est apparu au Caire au début des années 1990, sous l'impulsion d'Omar Abdel Qafi, lui-même issu de l'élite cairote, et de Suzie Mazhar, une notable pieuse. «Elle souhaitait quelque chose de spécial, afin que l'élite revienne à la religion. Il n'était pas question de faire de l'islam pour riches, mais elle savait que si elle invitait ces femmes à se joindre à des leçons populaires dans les mosquées, personne ne viendrait», se souvient Kamal el-Masri, cofondateur du site islamiste Islam Online et observateur privilégié du renouveau islamique. Bien vu : Suzie Mazhar sait qu'aucune de ses amies ne prendra le risque d'être confrontée à la plèbe. A son cercle participent nombre de célébrités «repenties», actrices ou chanteuses ayant renoncé à la scène et au glamour pour prendre le voile, telles Soheir el-Babli ou Chams el-Barroudi. Cette intimité avec les stars attire une foule de nouvelles adeptes. A l'époque, l'Egypte ne compte aucune prédicatrice : la leçon est dispensée par un cheikh qui, par souci de non-mixité, parle depuis une pièce voisine, derrière une porte ou un rideau tendu.

Très vite, le salon de Suzie Mazhar arrive à saturation, et plusieurs participantes, à leur tour, décident de lancer le leur. Le mouvement, très prosélyte, fait tache d'huile. En l'absence de chiffres précis, et en raison de l'aspect informel de ces réunions privées, difficile de dénombrer avec précision les salons aujourd'hui, de plusieurs dizaines à une centaine. Alya, employée de banque, assure aller à quatre cercles différents chaque semaine. «Je ne connais personne, autour de moi, qui n'y soit pas allé au moins une fois», affirme-t-elle. C'est à la suite de sa première année de «leçons» qu'Alya s'est voilée. «On en parlait à chaque halaqa, mais on me disait de ne le faire que quand je le sentirai vraiment. Ce n'est pas obligatoire d'être voilée pour participer, bien au contraire !», assure la jeune femme, qui depuis, fait assidûment ses prières.

Un trompeur accent féministe

«Avec les salons, de nouveaux acteurs se sont emparés de la religion, jusque-là domaine réservé d'Al-Azhar (la principale autorité de l'islam sunnite). Cela montre que de moins en moins de gens se reconnaissent dans l'institution, souligne Patrick Haenni, chercheur au centre d'études et de documentation du Caire (Cedej-CNRS-ministère des Affaires étrangères). C'est aussi une question de snobisme, poursuit-il. Le salon est une structure de prestige pour celle qui le forme. C'est une norme de classe. On est aussi dans l'individualisation, la nouvelle quête de socialisation et dans un processus de surenchère : les gens s'alignent sur les valeurs de la société pour y exceller. Il n'y a pas de barrière vers le haut.»

Symbole de l'islam des riches, la mode des halaqat marque surtout l'intrusion des femmes dans la question religieuse. Les hommes sont en effet absolument exclus de ces réunions. Et depuis quelques années, des prédicatrices remplacent peu à peu les traditionnels cheikhs. Certaines, telle la prédicatrice invitée ce soir chez Salwa, se sont formées sur le tas : «Je n'ai pas suivi d'études religieuses, mais j'ai écouté pendant plusieurs années les cheikhs dans les salons en prenant des notes», explique-t-elle. Le mouvement salafiste international Tabligh wa Daoua est également un vecteur efficace de multiplication des cercles : il forme des prédicatrices qui viennent, en groupe, recueillir à la porte des cheikhs du mouvement les sermons qu'elles répéteront ensuite devant des assemblées féminines. Pour tenter de contrôler cette bonne parole islamique, diffusée bien loin des sentiers balisés des institutions religieuses, l'université d'Al-Azhar a ouvert en 1999 une section spéciale de prédication pour femmes.

Paradoxalement, cette réislamisation massive de l'Egypte représente aussi une forme d'émancipation : voilées, les Egyptiennes se sentent dotées d'un vernis de respectabilité qui les pousse à oser ce qu'elles ne faisaient pas, il y a quelques années, sous peine de passer pour dépravées. Elles sortent sans chaperon, retrouvent leurs amis dans les cafés sans alcool. Mais si, dans la forme, ce nouvel islam égyptien a des accents féministes, dans le fond, rien n'a changé. «Les femmes accèdent à la parole religieuse, mais il n'y a pas de création de la parole de la femme, soutient Patrick Haenni. On est toujours dans la soumission, la repentance, la femme qui obéit.» «Même si c'est pour venir au cercle, nos maris n'aiment pas que nous restions dehors tard», sourit Leila, issue de la grande bourgeoisie francophone et dont la fille est inscrite dans une école catholique, garante, selon elle, de «la meilleure éducation possible et de très bonnes règles de morale».

Bonne conscience sans renoncement

L'influence phénoménale des salons se mesure chaque jour dans les rues du Caire. Désormais arborés par les plus riches, les voiles se sont fait luxueux et modernes. Les boutiques chic proposent des tenues coordonnées. Les cassettes coraniques poussiéreuses autrefois vendues à la sortie des mosquées sont aujourd'hui prétextes à cadeau, surtout si elles sont estampillées Amr Khaled. Le télécoraniste vedette, connu à travers tout le monde musulman, doit sa carrière aux salons. Ce comptable de profession, non issu du sérail d'Al-Azhar, a été imposé dans une mosquée après avoir prêché avec succès dans les cercles de la capitale égyptienne. «Les halaqat ont changé les choses en Egypte, en développant notamment les oeuvres de charité, confirme Kamal el-Masry. Mais, regrette-t-il, beaucoup vont à un halaqa pour se donner bonne conscience, sans que cela implique de vrais renoncements, de vrais efforts pour devenir de meilleurs musulmans.» «On y dispense de la vulgate néofondamentaliste de base», tranche Patrick Haenni. Pour le pouvoir égyptien, visiblement, les halaqat restent un truc de bonnes femmes. D'ordinaire très attentif à la question islamiste, l'Etat n'a rien tenté pour limiter leur développement. Car, à l'exception de la participation, vite stoppée, d'un membre influent des Frères musulmans à un salon, jamais les cercles n'ont abordé la question de l'islam politique. «Les femmes veulent juste savoir comment être une meilleure personne, comment se comporter en telle ou telle occasion. On parle de questions sociales, individuelles, mais pas du reste», explique Kamal el-Masri.

Dans l'appartement bondé de Mohandessine, Nahla, Leila et Alya se lèvent et félicitent la prédicatrice. Leila invite ses amies : mercredi, il faut absolument aller entendre la célèbre Shérine, qui prêche dans une mosquée d'Héliopolis, à l'autre bout de la ville. Avant de rabattre sa voilette, Nahla s'attarde. «Ces cercles sont des moments très doux. On nous explique pourquoi chaque seconde de notre vie doit être en relation avec Dieu. On se sent emplie de bonnes choses. Ensuite, on discute de tout pendant une heure avec des amies. Un mélange de religion et de plaisir, où je rencontre Dieu», ajoute-t-elle en regrettant que certaines résistent encore à l'appel d'Allah. Au rythme fou où se développent les halaqat, principal vecteur de la réislamisation de l'Egypte par l'élite, elles sont, pourtant, de plus en plus rares.
 
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